La grande appropriation (2020-en cours)
Dans de nombreuses langues non indo-européennes, aucun mot ne correspond au nom terre qui ne désigne une substance matérielle ou une relation sociale. Par exemple, les peuples indigènes des montagnes de l’île indonésienne de Sulawesi ont des mots pour nommer certaines qualités particulières de la terre : sol, forêt primaire, jardin labouré, pré ou zone stérile.
Lorsque les Européens ont commencé à étendre leur emprise sur des territoires au-delà des leurs, ils ont apporté avec eux leurs manières d’habiter et ont cherché à imposer des régimes de propriété aux colonies. Ces régimes, fondés sur une délimitation nette de territoires consignée dans des documents juridiques, reposaient sur une logique combinant un découpage géométrique de l’espace et son appropriation simultanée, processus qui a conduit à une redéfinition fondamentale des rapports entre les collectifs humains et non humains à la terre, mais aussi entre eux.

De telles formes de territorialisation ont été rendues possibles au début du XVIe siècle par de nouveaux modes d’inscription - la cartographie et l’arpentage - qui ont transformé la notion de territoire, jusque-là quelque chose de concret et de relationnel, en quelque chose de fondamentalement abstrait. Réduite à une pure forme géométrique, toute terre pouvait être mesurée et décrite en termes mathématiques précis. Carrés et rectangles colorés se sont ainsi substitués aux milieux complexes, effaçant tout ce qui existait au-delà d’un plan bidimensionnel.
Tracés à l’échelle, la carte et le levé cadastral permettaient de voir le territoire comme étant dissocié de l’expérience vécue et des relations sociales. Ces outils, présentant le territoire comme une chose qui pouvait être marquée et divisée, extraite du monde et de ses interconnexions, ont facilité le déplacement et la dépossession des peuples, des plantes, des animaux et d’autres formes de vie grâce à la mise en place d’un système agricole et extractif lié au commerce mondial.

Sur l’Île de la Tortue, ou dans ce qu’ils appelaient la Nouvelle-France, les colons désignaient la fabrication et le marquage du territoire sous le nom de système seigneurial - une forme institutionnalisée d’appropriation, de distribution et d’occupation des terres. C’est une société commerciale, la Compagnie des Cent-Associés, qui la première a obtenu le droit d’attribuer des zones de ce territoire qui s’étendait de l’Arctique à la Floride. Après que la France eut cédé ces terres à la Grande-Bretagne dans un traité signé à Paris en 1763, le système britannique des townships a pris le relais, poursuivant l’ouverture de nouvelles terres à la colonisation.

La grande appropriation est une installation formée de plus de trois cents sculptures, chacune représentant une seigneurie ou un canton. Alors que les Français préféraient des rectangles allongés, les Britanniques étaient plus satisfaits avec des carrés. La violence de cette appropriation est historique, mais la crise écologique actuelle ainsi que les inégalités d’accès à la terre et de gouvernance de celle-ci découlent des fondements ontologiques, techniques et juridiques de ce geste.


La grande appropriation, 2020-en cours, installation : bois, bamboo, acétate, fils, plastique, métal, papier, encre. Vue d'installation, Fondation Grantham pour l'art et l'environnement.


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Richard Ibghy & Marilou Lemmens
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